Alex Ruger : Plongée dans le monde de la musique pour les jeux vidéo

Par Markus Thiel

Basé sur une riche expérience en matière de musique orchestrale et de bande originale de films et de jeux vidéo, le travail d'Alex Ruger se caractérise par une vision
extraordinairement souple de la composition et une approche très ouverte de la musique. En cherchant sans cesse de nouvelles voies à explorer, Alex Ruger s'est forgé une liste impressionnante de références, parmi lesquelles des films et des jeux vidéo célèbres allant de Alita: Battle Angel à Death Stranding. Il nous explique son approche de la composition et sa façon d'aborder les défis technologiques afférents à la composition de musique pour les jeux vidéo, notamment la complexité qui résulte des ramifications immenses de l'intrigue.

Peux-tu nous décrire ton parcours en quelques mots ? Qu'est-ce qui t'a incité à faire ce métier et à t'intéresser à la musique de films et de jeux vidéo ?

Je suis originaire de Noblesville dans l'Indiana. Enfant, j'adorais les musiques de films et je refusais souvent de faire mes exercices de piano quotidiens pour pouvoir décortiquer le thème principal de films comme Jurassic Park. La puissance dramatique de la musique, et plus particulièrement de la musique orchestrale, me fascinait. En fait, les bases de mon éducation reposent essentiellement sur l'écoute et l'assimilation de tout un tas de musiques différentes. La musique de Danny Elfman, les dessins animés des Looney Tunes, Fantasia, les comédies musicales d'Andrew Lloyd Webber, mais aussi certains jeux de la Nintendo 64, notamment The Legend of Zelda: Ocarina of Time, ont été extrêmement importants dans le développement de ma personnalité musicale. Dans mes souvenirs, les premières musiques auxquelles je me suis identifié sont des bandes originales de films – tout le reste me laissait assez indifférent jusqu'à ce que, comme beaucoup d'ados, je commence à jouer de la guitare et me tourne vers le rock et le métal. La guitare a vite remplacé les leçons de piano !

Dans le secondaire, mon intérêt pour la musique dramatique et orchestral s'est tari au profit de la pratique de l'instrument à haute dose. Vers les 15 ans, je donnais dans le rock progressif, en partie parce qu'il raconte souvent une histoire, et je travaillais l'instrument autant que ce que mes héros disaient faire eux-mêmes. J'ai décidé de suivre certains de ces héros jusqu'au Berklee College of Music. À cette époque, je n'avais encore jamais vraiment composé. Je préférais l'improvisation et les séances, mais je ne savais pas que ce plan de carrière n'était quasiment plus réalisable. À la moitié du cursus à Berklee, j'ai été frappé pa la malchance et j'ai développé de sévères tendinites au niveau des poignets. J'ai interrompu ma formation pendant un semestre pour rééduquer mes poignets. Finalement, j'ai passé deux ans sans pouvoir jouer de guitare. Pendant tout ce temps, j'ai progressivement revisité mes amours musicales passées et redécouvert la musique orchestrale et les bandes originales de films. J'ai commencé à assister aux répétitions de l'orchestre symphonique d'Indianapolis, à étudier des partitions, à assimiler goulûment le répertoire. Quelques mois plus tard, je suis retourné à Berklee et j'ai laissé tomber le cursus « Guitar Performance » mais j'ai conservé le cursus « Contemporary Writing and Production ». La section « Film Scoring » m'a adopté de façon officieuse, ce qui m'a permis de suivre beaucoup de cours auxquels je n'aurais pas pu accéder autrement.

Toutes ces nouvelles expériences m'ont donné l'impression d'être très à la traîne et de devoir rattraper mon retard au plus vite. J'écrivais sans arrêt, je développais mes méthodes de production et j'apprenais tout l'aspect technique à mon corps défendant parce que, comme beaucoup l'ont remarqué, la production de musiques de films sur un ordinateur portable est une expérience très frustrante. C'est à cette époque que j'ai conçu mon premier hôte pour échantillons et que j'ai découvert Cubase ! A posteriori, ça semble un peu fou parce que, quand je suis entré à Berklee, je ne savais même pas ce qu'était le MIDI et je n'avais encore jamais enregistré de musique.

Un an plus tard, j'ai déménagé à Los Angeles et j'ai fait un stage auprès de Bear McCreary. C'était une magnifique occasion d'observer la réalité de la profession de l'intérieur. Peu après, un ami de Berklee m'a recommandé pour reprendre son poste auprès de Inon Zur – un travail et surtout un véritable mentorat qui, par bonheur, continue encore aujourd'hui. Inon étant autosuffisant, il ne s'agissait pas d'un boulot d'assistant à plein temps mais plutôt d'une relation de confiance dans laquelle il m'appelait quand il avait besoin de moi. Par chance, son ingénieur de mix de l'époque m'a recommandé pour occuper un poste vacant auprès de Danny Elfman, l'une de mes influences majeures. Depuis, je n'ai pas cessé de travailler à LA comme compositeur, assistant, éditeur musical et plus en fonction des besoins. J'ai même bouclé la boucle en faisant un certain nombre de séances comme guitariste !

Ça c'est de la polyvalence ! Outre des bandes originales pour le cinéma, tu as aussi fait de la musique pour des jeux vidéo. D'après toi, qu'elles sont les spécificités de la composition pour les jeux vidéo par rapport aux autres domaines ?

Les jeux vidéo me fascinent. A posteriori, je pense que c'est le domaine dans lequel je me retrouve le mieux mais je ne m'en suis rendu compte que ces dernières années. Je trouve les jeux vidéo incroyablement cool et intéressants précisément parce que la difficulté – ou le défi – qui occupe une immense partie de mon temps réside dans l'intégration ou l'implémentation de la musique, c'est-à-dire qu'il faut déterminer quand, où, pourquoi et comment le contenu musical doit être synchronisé sur le jeu. Petite leçon pour ceux qui débutent : nous connaissons tous les boucles simples – vous savez, quand on arrive à la fin et qu'on revient immédiatement au début. Mais il existe des techniques comme la ramification, qui consiste à lire des segments ou des sections de musique dans des ordres différents, et l'empilement, qui consiste à activer/désactiver des stems et à modifier l'ordre des couches, qui enrichissent et complexifient les données bouclées. Toutes ces variations répondent aux événements déclenchés au cours du jeu et ces relations sont programmées dans un intergiciel comme Wwise ou FMOD. Bref, il faut considérer les instructions qui déterminent le « quoi » et le « quand » comme un « système » associé à un passage musical donné. Je trouve ça incroyablement excitant de définir ces instructions parce que c'est le mariage parfait des hémisphères droit et gauche du cerveau.

Mais ce qui me passionne au plus haut point, c'est quand le système commence à déterminer lui-même la musique, et non pas l'inverse. Tu te retrouves dans des situations où le système fait partie intégrante de la musique. Un peu comme la structure couplet-refrain- couplet-refrain-pont-refrain semble inhérente à un morceau. De la même façon, une fois que le système est devenu suffisamment complexe pour définir une grande partie de la musique de façon autonome, tu quittes tout à coup l'univers des structures musicales fixes ou linéaires et tu te retrouves avec quelque chose qui ressemble à une performance de DJing bizarre. La structure dynamique de la musique et les choix réalisés par le système font partie intégrante du résultat musical au même titre que l'enchaînement des couplets et des refrains dans un morceau. Ça devient alors de la musique aléatoire.

C'est précisément ce que j'ai eu la chance de faire l'an passé quand j'ai rejoint l'équipe musicale du jeu pour Playstation Death Stranding de Kojima Productions. J'étais content de faire une pause en matière d'écriture et de me concentrer sur un domaine dans lequel je souhaitais passer plus de temps. Death Stranding était l'opportunité rêvée, entre autres parce que je connaissais déjà Wwise, l'intergiciel que nous utilisions, mais sans être jamais allé si loin dans le détail et la complexité. Ludvig Forssell avait composé une musique aussi belle qu'extravagante qui se prête très bien à ce mode de pensée. J'espère vraiment pouvoir un jour reprendre ce que j'ai appris de cette expérience pour l'appliquer à mes propres compositions.

J'adore composer pour des médias linéaires comme le cinéma et la télévision – la musique à l'image est une de mes passions irrépressibles. Mais c'est aussi extrêmement excitant de voir comment une composition et un système peuvent s'harmoniser pour servir le cours d'un jeu comme s'il s'agissait d'un film, le tout en se transformant constamment de façon unique en fonction des actions du joueur.

Est-ce que tu as une approche spéciale de la composition ou une méthode de travailpersonnelle ?

Non, je n'ai pas d'approche spéciale pour la composition à proprement dit... Je fais plutôt attention à créer un espace à partir duquel le processus créatif de composition peut s'épanouir naturellement en s'affranchissant des détails qui l'encombrent.

Il est très important de continuer à s'exercer, de conserver une bonne santé mentale, de manger sainement, de dormir suffisamment et de passer du temps avec des amis et dans la nature pour avoir quelque chose à donner. Mais la gestion de carrière amène une pression négative, le travail peut facilement t'engloutir tout entier et t'inciter à ne jamais sortir du studio, ce que j'ai appris à mes dépens plus souvent qu'à mon tour et que je veille maintenant à éviter au maximum. Les compositeurs ont tendance à romancer le fait de ne jamais dormir et de faire des milliers de choses à la fois. Ils se vantent de pouvoir écrire sans relâche mais la vérité est que ce travers peut détruire ta santé, ta vie personnelle et même ta musique quand il devient incontrôlable. Et ce n'est tout simplement pas une façon de faire sa vie et de bâtir une carrière. Il faut donc contrecarrer cette pression par tous les moyens. Je médite une demi-heure par jour et c'est certainement ce qui me fait le plus de bien dans la vie. Quand je suis préoccupé, ça me permet d'avoir l'impression de pouvoir passer outre. Les avantages que j'en retire sont toujours supérieurs à l'impression de perte de temps que je pourrais avoir.

Pour ce qui concerne l'aspect technique, ma philosophie est d'agir en profondeur plutôt qu'en largeur, le tout en limitant au maximum les points de friction. Nous avons tous le réflexe d'acheter tout un tas de nouveaux équipements au début de chaque projet. Selon moi, ce comportement résulte d'une certaine crainte et de l'espoir vain que de nouveaux sons ou du nouveau matériel amélioreront la musique. En réalité, on finit généralement pa regretter ces achats et par devoir augmenter la taille des disques durs. C'est pourquoi j'aime plonger toujours plus profond au cœur des outils que j'ai déjà pour découvrir tout ce qu'ils permettent de faire. Je n'achète du matériel que lorsque c'est vraiment nécessaire.

Je retouche sans arrêt mon patron Cubase parce que j'aime que ma configuration n'entrave pas la progression de mon travail. Au contraire, elle doit m'aider à obtenir le son recherché aussi rapidement que possible. J'aime avoir autant de choses que possible à portée de main et que chaque piste ne serve qu'à une seule chose pour éviter les key switches. Je dois avouer que je n'utilise pas les Expression Maps, bien que cette fonctionnalité soit fantastique. J'aime que les choses soient directes et simples, même si le prix à payer est un patron de taille plus importante. D'un autre côté, une base de départ trop large peut inciter à se reposer systématiquement sur les mêmes techniques, ce qui entraîne une certaine stagnation. C'est pourquoi j'ai commencé à contrecarrer les désavantages d'avoir un patron très grand en utilisant de plus en plus de presets de piste qui contiennent des chaînes de plugins intéressantes et sont assignés à des commandes instantanées (Quick Controls) pour accélérer l'utilisation. J'aime le fait que le patron contienne les fondations et le cœur du projet – un orchestre de base doit être déjà là, prêt à l'emploi. Je n'ai pas envie de perdre mon temps à rechercher un alto et les bus doivent déjà être configurés pour permettre d'exporter des stems de différentes façons. Mais il faut aussi ménager de l'espace, au sens propre du terme comme pour les ressources d'un ordinateur, afin de pouvoir s'affranchir de ces bases et suivre librement son ressenti et sa créativité. C'est un équilibre à trouver. Il n'est jamais parfait mais je l'ai trouvé.

Je suis aussi très exigeant concernant la vitesse de travail dans Cubase, ce qui est très simple. De nombreux raccourcis clavier, configurations de contrôleurs MIDI, commandes à distance et presets d'éditeur logique s'assemblent pour relier et combiner les tâches de composition, de programmation, de sound design, d'édition et de mixage. Mais je ne suis pas esclave de tout ça et ma configuration est en évolution constante. Il y a toujours des choses à essayer pour gagner encore un peu en efficacité et supprimer certaines frictions entre la conception d'une idée et sa réalisation.

À cela s'ajoutent des tâches informatiques quotidiennes, notamment l'établissement et le respect de conventions relatives à la structure des répertoires et au nom des données de façon à ce que tout s'organise plus ou moins automatiquement. Il faut faire aussi un peu de programmation, par exemple pour créer des traitements par lot afin d'éviter les tâches longues, fastidieuses et monotones. Des choses comme ça. Les petites choses peuvent avoir de grandes conséquences.

Et par dessus tout, il est primordial de conserver une attitude joueuse, positive et émerveillée vis à vis du processus dans son ensemble – j'ai choisi ce métier pour cette seule et unique raison. Le fait de devoir livrer une composition à une date donnée peut être extrêmement stressant, même quand toutes les conditions sont réunies. Autant que possible, j'essaie toujours de me donner la possibilité de ne penser qu'à moi, au projet et à la musique. Ainsi, la créativité et la composition peuvent se développer par elles-mêmes. Mais c'est un processus que je ne peux malheureusement pas expliquer. Ça se fait tout seul. Mais il faut aussi le permettre.

De quoi as-tu besoin pour aborder correctement un nouveau projet ?

Pour bien aborder un nouveau projet, les compositeurs veulent pouvoir combiner l'histoire, l'art conceptuel et, si possible, des extraits de gameplay. Plus il y en a, mieux c'est. Et tout ça le plus tôt possible. Il faut aussi faire un peu de psychologie : qui dirige le projet ? Pourquoi ? Quelles sont les motivations des créateurs et leurs inspirations ? L'idéal est d'avoir la même impression que quand on monte un groupe, ce qui signifie aussi passer du temps ensemble et parler d'autre chose que du boulot.

Quel que soit le projet, j'aime beaucoup faire des maquettes. Avoir du temps pour essayer des choses sans être obnubilé par un but précis. Il s'agit en quelque sorte d'élargir le goulot d'étranglement qui empêche la lumière de se diffuser. C'est vraiment très important de pouvoir se ménager cette possibilité. Souvent, les bonnes choses et les coïncidences heureuses qui surgissent par hasard pendant cette phase du processus donnent les grandes lignes du projet. Elles agissent fréquemment comme un ciment entre les briques du projet et permettent à la partition de progresser dans un cadre mieux défini.

Pour un jeu vidéo, il est très avantageux de pouvoir poser de la musique sur les images aussi tôt que possible parce que ça permet de définir la palette sonore et la façon dont la musique se marie aux événements du jeu. Comme la musique, le déroulement du jeu possède son propre tempo, de même que la musique peut influencer la perception rythmique du montage d'un film. C'est risqué d'écrire de façon trop détachée de l'expérience réelle du joueur parce que, d'une certaine façon, le système du jeu doit corriger la musique. Il faut alors supprimer des éléments de la musique pour qu'elle colle mieux au cours du jeu et à son ambiance.

Je rêve de pouvoir travailler sur un jeu dont la structure serait déjà plus ou moins terminée avant même qu'on commence à enregistrer ou mixer l'audio de sorte que la musique ne nécessite que peu de modifications a posteriori. Un système qui, dès sa conception, prendrait la musique en considération parce qu'ils sont créés de concert. Dans la pratique, ce serait compliqué parce que ça revient à mettre la charrue avant les bœufs. Le calendrier budgétaire et logistique d'un jeu vidéo ne permet pas vraiment d'asservir autant de ressources à la musique. Bien sûr il faut savoir s'adapter à la réalité de chaque situation, mais ça ne nuit pas d'avoir un idéal régulateur. Il est indéniable que le rendu est impressionnant quand la composition, le jeu et le système musical sont intriqués. Ça propulse le jeu dans une nouvelle dimension.

À propos de projets rêvés, y a-t-il des défis auxquels tu n'as pas encore pu te frotter sur le plan de la composition et que tu aimerais bien réaliser à l'avenir ?

Je pense que, concernant les jeux vidéo, on en revient toujours à ce que j'expliquais sur l'implémentation. Tout dépend du niveau de détails permis, autrement dit de la possibilité d'écrire de façon ciblée pour des éléments toujours plus petits du cours du jeu, le tout étant implémenté par un système sophistiqué qui agisse de manière musicale et avec suffisamment de transitions musicales pour assembler tous les éléments. Un système qui prendrait en compte des aspects toujours plus précis de la musique pour laisser moins d'importance au hasard de façon globale.

Au-delà de ça, il est important de garder un œil sur l'utilisation finale. Ce qui compte, c'est que la musique serve le scénario du projet, son ambiance et ses personnages, le but ultime étant que le résultat soit supérieur à la somme des éléments distincts. D'une certaine façon, je m'intéresse moins à ce qui se passe au niveau de la composition que du scénario. Ça permet aussi de garder de la fraîcheur : quand tu laisses l'histoire te montrer le chemin, tu te surprends toi-même plus souvent et il me semble que la musique est finalement plus originale. Selon moi, on est encore loin d'avoir exploité tout le potentiel émotionnel des jeux vidéo. On pourrait donner la possibilité au joueur de changer de perspective et lui demander de faire des choix à la place d'une autre personne, ce qui permettrait d'augmenter sa capacité d'empathie pour les gens dans la vraie vie. C'est dans cette direction que je tente d'aller, et ce d'une façon encore jamais envisagée, le but étant d'amplifier au maximum les sensations des joueurs. Mais nous n'en sommes qu'aux balbutiements.

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